LE MOUVEMENT TRANSFIGURING
PAR CLAUDE BER, ÉCRIVAIN ET PHILOSOPHE
Un manifeste naît de la nécessité pour des artistes de prendre position, d’afficher leur parti pris par rapport à un état des lieux, d’affirmer une esthétique, de mettre en mots leur travail, ce qui les distingue, ce qui les relie aussi à d’autres artistes, à des filiations antérieures comme à une manière commune de se figurer les questions de leur art au présent.
Sept artistes ont signé ce manifeste de Transfiguring. Tous singuliers, créateurs d’univers personnels et engagés dans des démarches photographiques distinctes, mais réunis par une même volonté de se dire d’une « photographie plasticienne ». Désignation incertaine, mais qui, dans ces termes qui font repères dans les aventures de l’art, désigne la volonté pour la photographie de se détacher du réalisme, de s’affirmer dans une indépendance équivalente à celle que la peinture a, elle aussi, conquise peu à peu, par rapport à la « mimésis », à ce réel, qui n’est jamais perceptible qu’à travers les multiples manières de le penser.
Transfiguring, trans-figurer, figurer « au-delà de » avec ce que la finale anglophone permet d’éliminer ce que le mot français porterait de connotations ici absentes et qu’il s’agit de prendre à la lettre de cet « au-delà de », de cet « à travers » qui positionne autrement face à cette réalité, dont la photographie est censée apporter la preuve.
Car là est la question centrale. La photographie, quelle que soit la conscience de ses ambiguïtés, fait encore, dans l’inconscient collectif, preuve de réalité. Mais de quelle réalité quand déjà le seul cadrage, la lumière sont manières de la déchiffrer ? Vinci le disait, la peinture « e cosa mentale » (la peinture est chose mentale). Et la photographie autant qu’elle. C’est peu à peu qu’elle s’est, à son tour, détachée d’une idée de réel préexistant à l’acte photographique. Ici elle affirme ouvertement en être la construction. Construction d’une réalité, qui n’est pas seulement élaboration d’une réalité rêvée, mais questionnement du réel par l’imaginaire et ce que, y compris dans son nom même, en suggère l’image.
Ce qui lie ces sept artistes et que leur manifeste comme leurs œuvres exposent, est une interrogation par le geste photographique des données de ce qu’on nomme réalité. Comme si ce compte-rendu du monde que la photographie est supposée réaliser participait d’une illusion. Et il en participe, en effet, dans une représentation du monde qu’elle est censée confirmer. Là, elle cesse de le faire, décidée à se colleter aussi bien avec cette idée du réel qu’avec ses images. On ne s’oriente pas vers une mise en scène, qui se donne à son tour pour réelle dans un illusionnisme, qui peut aussi être un des chemins de la photographie contemporaine, on continue la traque de la réalité, telle qu’elle apparaît à travers l’objectif, mais l’image est passée dans l’ère du soupçon, porteuse d’en-dessous, d’au-delà, d’à-côté qui sont l’objet du travail plastique sur elle. Travail de nature diverse, mais qui toujours creuse l’image et la décale de son évidence.
L’une, Adrienne Arth, travaille dans un entre-deux, où, en prise directe, le reflet, l’effacement et, dans certaines séries, la superposition des images cherchent à la fois l’immédiateté du réel et son décalage vers des signifiances au-delà de lui. Les images d’Olivier de Cayron gardent, de même, trace de ce qu’il nomme « une réalité visuelle primitive » perturbée par la numérisation, jouant, à son tour, le rôle d’un filtre. Georges Dumas trouble « l’objectivité mécanique » de l’appareil photographique en fusionnant la technique de la sculpture et celle de la photographie tandis que c’est peinture et photographie que greffe Marie-Laure Mallet-Melchior en quête « d’univers surréels ». Du photomontage et de l’humour naît le décalage chez Françoise Peslherbe tandis qu’Isabelle Seilern joue de la lumière et de l’ombre allégoriques de la caverne platonicienne, quand le réel n’est jamais qu’un reflet de quelque vérité inaccessible. Quant à VAM, c’est à la couture, à la suture que fait référence un travail, qui, là encore, recoudrait un réel qui se défait.
Ce décousu, cet éparpillé, ce troublé, ce non-assuré du réel font lien entre ces démarches au-delà de ce qui caractérise chacune d’elle, dont les modalités, les nuances et les intentions seraient à explorer plus avant pour saisir le propre de chaque artiste. Dans tous les cas, on interroge la représentation, on travaille la surprise, l’écart, la distance, le caché, l’illusion de réel attribuée à l’image.
Quand le manifeste parle de « photographie non évidente », c’est sur l’image photographique que porte la mise en question. Et le grand mot est lâché, celui de « vérité ». Non le vrai n’est pas le réel et l’assimilation de l’un à l’autre, associée souvent à l’image photographique, est aussi mise en question. L’image effectivement alors « résiste ». L’allusion est claire qui oppose à la communication et à sa volonté de s’adresser à tout le monde par son minimum de sens sur un maximum de surface la spécificité de la démarche artistique tournée vers ce n’importe qui, qu’est chacun et que nous sommes tous et appelle le regard singulier, le tête-à-tête, le face-à-face qui fait l’ouvrage s’adresser non pas à un tous indifférencié, mais à ce chacun en particulier de l’humain sujet du regard et non pas clientèle potentielle d’une marchandisation, que l’image alimente d’abondance.
A cela l’image artistique résiste. Elle renie la naïveté d’une transparence de la chose au mot ou à la représentation. « Au sujet de l’image, écrit la philosophe M.J. Mondzain, le su et l’insu peuvent vouloir dire plusieurs choses : soit désigner ce que l’on sait de la nature de l’image elle même – et ce qu’on en ignore –, soit ce que l’image nous fait savoir face à ce qu’elle engendre en ses effets d’erreur, d’errance, d’illusion, voire de méconnaissance, soit enfin ce qu’elle s’applique à nous faire croire – et même plus à nous faire ignorer. L’image est-elle, pour un regard, la fenêtre du savoir ou bien son angle mort ? Ou bien, inversement, ce qui se donne au savoir ne tient-il sa vie que de cette collaboration à la fois illuminante et douteuse avec les imageries ? La vie recelée dans l’angle mort du savoir gît-elle, surgit-elle dans l’image ?». C’est dans cette conscience du « douteux », de l’angle mort, du « su » et de « l’insu » de l’image comme dans celle de la présence du sujet qui la lit qu’est le « trans » d’un trans-figurer, qui instaure la subjectivité aux deux embouts de l’image : dans celui qui la réalise et dans celui qui la reçoit. Cette subjectivité – cette présence du sujet – toujours résiste à son effacement dans une transparence-mirador du réel à lui-même et de nous-mêmes à nous qu’instaure la représentation de l’image comme une donnée immédiate et comblée.
Ici à l’inverse, l’image est trouée d’incertitude quant à son statut et quant à celui de ce qu’elle représente. Rien ne se présente, mais se re/présente dans un redoublement qui fait de la représentation une scène complexe, où le cheminement personnel croise la référence à l’histoire du médium photographique, où l’exploration et l’interrogation l’emportent sur le constat.
Photographie effectivement « non documentaire » en ce sens, mais qui n’en quitte pas pour autant l’obstination à figurer. Mais ce qu’elle figure ouvre des problématiques, des questionnements de cette figuration. Ce n’est pas détacher la photographie de son rapport au « réel », mais élargir ce réel au-delà de celui auquel elle peut être indûment assignée et lui conférer dès lors le statut d’art à part entière, que ne limitent aucune convention ni finalité a priori. En cela elle est plasticienne. Non dans une comparaison avec la peinture et encore moins une concurrence, qui seraient à proprement parler insignifiantes – sans signification –, mais en prise directe avec une contemporanéité de la question de l’image qui se pose, quels que soit le médium et où l’appareil photo la travaille comme d’autres techniques ni plus ni moins assigné qu’aucune autre d’entre elles au « reportage », ni interdit non plus, mais insistant sur ce que ce « re-port » inclut de multiplicité de sens et d’interrogation par rapport à ce dernier.
Car ce médium revendique et garde sa spécificité. C’est travail photographique. Qui s’affirme comme tel. Se pense et se réalise par et à travers ce médium particulier dans l’éventail de ses techniques les plus récentes avec ce qu’elles introduisent de possibles, ouvrent de perspectives et contiennent aussi de non explicité, de caché et d’invu – comme on dit d’inouï –. La « techné », le comment de la production informe une vision du monde et le sens n’émerge qu’à travers les formes. La forme fait sens et celle de l’image réfléchit – au double sens du terme – une vision du réel, qui n’est pas la duplication d’un monde préexistant à l’acte artistique, quand ce dernier donne forme à une réalité, qui ne se rend visible qu’à travers lui.
Méta, trans réalité, « réalité métamorphosée, transcendée », réalité réfléchie et infléchie, jamais neutre ni donnée d’elle-même dans une « image » qui la manifesterait innocemment, mais la travaille, se travaille et travaille le regard dans un geste photographique qui renonce à l’illusion de vérité-réalité pour se faire quête d’un vrai dans son vertige, de toute autre nature que transparent et dont la présence, toujours parcellaire, allusive et brouillée, caractérise la démarche artistique des photographes de Transfiguring.
6 mars 2015